Transcription podcast Émotions

Transcription du podcast Émotions du 10/12/2023 : Guerre Israël/PALESTINE : peut-on être ami.e.s sans partager les mêmes opinions ?

Extrait du 20h, présenté par Laurent Delahousse, France 2, 7 octobre 2023 : « À la une ce soir Israël, sous le feu d’une attaque surprise et de grande ampleur du Hamas, le premier ministre Benjamin Nétanyahou qualifie la situation de guerre et une première riposte est en cours sur Gaza ».

Extrait de Caroline Fourest, dans C’est pas tous les jours dimanche, BFMTV, 29 octobre 2023: « On ne peut pas comparer le fait d’avoir tué des enfants délibérément en attaquant comme le fait est le Hamas et le fait d’y tuer des enfants involontairement en se défendant comme le fait Israël ».

Extrait de Rima Hassan, dans Le Débat, RTL, 26 octobre 2023 : « L’empathie qu’on va mobiliser pour les palestiniens demande beaucoup plus d’efforts que l’empathie qu’on peut mobiliser pour des civils israéliens alors qu’une vie vaut une vie ».

Extrait de Hanna Assouline, dans Le Temps de l’info, LCI, 6 novembre 2023 : « Il faut d’abord être capable parfois d’affronter les siens, de remettre en question son propre narratif, ses propres convictions, de se mettre à la place de l’autre. Donc tout ça demande un courage qui nous manque beaucoup aujourd’hui ».

Avec mes amis, on s’intéresse de près à l’actualité, et notamment à la guerre au Proche-Orient. On se connaît tous depuis de longues années, on est tous de gauche, on est tous athées, et pour la majorité on est tous blancs. Un entre-soi en fait. Du coup, on a tendance à avoir des avis souvent similaires. Ça nous arrive de nous retrouver pour manifester ensemble, comme cette année contre la réforme des retraites, les violences sexistes et sexuelles, ou encore les violences policières. J’estime partager avec eux la même vision du monde. On est indignés par les mêmes choses, et on se comprend face à ce qui nous révolte. Mais ces dernières semaines, depuis que la guerre au Proche-Orient a éclaté, je sens qu’autour de moi, l’ambiance a changé. Je remarque qu’on fait davantage attention aux mots qu’on emploie, qu’on est un peu moins spontanés entre nous. Cette question du conflit israélo-palestinien, elle est tellement sensible, tellement inflammable qu’elle vient sans cesse interroger notre capacité à écouter et à comprendre nos proches.

Dans cet épisode d’Émotions, je m’intéresse à ce qu’il se passe quand le désaccord politique surgit dans notre intimité. Quand tout à coup, on réalise qu’on ne partage pas les mêmes valeurs avec nos amis, des personnes que l’on a pourtant choisies. Je me suis demandé quelle partie de nous était renversée, touchée quand la discorde éclate. Pourquoi cela peut tant nous affecter, jusqu’à nous faire sortir de nous-mêmes, nous faire vriller, voire nous faire remettre en question une amitié de longue date.

Je suis Adèle Salmon, bienvenue dans Émotions.

J’ai choisi de donner la parole à deux femmes, Rafaëlle et Sana, qui ont vu leurs amitiés se fracturer depuis l’attaque du Hamas sur Israël le 7 octobre 2023. Elles ont respectivement 34 et 32 ans et ne se connaissent pas. Rafaëlle est juive, elle habite à Paris, mais sa famille proche s’est installée depuis 15 ans dans la région de Tel Aviv, en Israël. Elle connaît bien le pays, elle y a même fait une partie de ses études. Rafaëlle n’est pas pratiquante. D’après elle, son judaïsme est plutôt culturel. Elle le considère comme un mode de vie et une histoire à porter. Sana vit à Toulouse. Élevée par un père palestinien qui lui a transmis son combat pour la cause palestinienne, elle a été politisée très jeune. Elle n’est pas religieuse, mais elle estime avoir été éduquée selon les grands principes de l’Islam, comme le respect des aînés et la solidarité envers les plus démunis. Parce qu’elles viennent de cultures différentes, Rafaëlle et Sana voient le monde à travers un prisme différent. Pourtant, depuis quelques semaines, le même événement est venu fracasser leur existence.

Rafaëlle : « Moi je suis terrée dans mon lit, obsédée par les informations. Je suis en transe quoi ».

Sana : « J’ai passé une semaine à pleurer tous les jours devant des vidéos. Chez nous, on est dans une période qui est profondément triste. »

En quelques jours, les deux jeunes femmes ont dû faire face au silence de leurs amis, parfois à leur manque d’empathie et à leur maladresse.

c: « Viens juste me dire est-ce que ça va ? Ça veut pas dire que tu soutiens Israël, ça veut pas dire que tu soutiens la politique menée par Benjamin Netanyahou, ça veut pas dire que tu lâches le peuple palestinien ou que tu n’as pas de considération pour eux, ça veut juste dire que tu en as pour moi ».

Sana : « Je me suis récemment posé la question de savoir si mes amis avaient conscience de mes origines et du fait que mon papa était palestinien. J’en suis venue à me demander si jamais j’avais pas oublié de le dire à mes amis. Et je me suis rendu compte qu’en fait j’avais jamais oublié de le dire. C’est juste eux qui ont oublié de prendre de mes nouvelles ».

Pourtant, Rafaëlle et Sana sont toutes les deux très proches de leurs amis à qui elles accordent une grande place dans leur vie.

Rafaëlle : « Ce sont des gens avec lesquels j’échange tous les jours, quasiment. Pour certains d’entre eux qui sont invités à des dîners de famille, à des événements, à un mariage et compagnie. Donc vraiment ils font partie de ma vie quotidienne, plus que certains membres de ma famille.

Sana : « On est une bande de gauchos parce qu’on peut faire partie de syndicats, on peut essayer d’avoir des valeurs de gauche dans notre vie de tous les jours. Parce qu’on est tout le temps un peu déprimés aussi, tout le temps un peu énervés par ce qui se passe. C’est sûr qu’on a deux valeurs en commun. On parle énormément de droits de l’homme, que ce soit en France, à l’international. On parle beaucoup des conflits internationaux. Et on parle énormément de politique, on s’envoie beaucoup d’articles. C’est des valeurs qu’on partage tous. Il faut savoir que ces amis-là sont très importants pour moi. Je sais que je ne vais pas considérer une vérité sur moi avant que eux ne me les partagent. C’est-à-dire que je ne peux pas dire que j’ai fait quelque chose de bien si jamais je ne peux pas le ressentir chez eux. Et souvent les actions dont je suis fière, c’est parce que je les partage avec eux et que je sais qu’ils sont fiers de moi aussi.

Parce qu’on les a choisis comme amis, on a tendance à penser qu’ils et elles partagent les mêmes valeurs que nous sur tous les sujets. Pour tenter de décortiquer ce qui nous apparaît comme une évidence, je me suis rendue chez Dominique Picard, à Paris.

Dominique Picard : « Si moi je rejette une chose, logiquement tu dois la rejeter aussi, ou alors ça veut dire que notre amitié est sur des bases fausses depuis le début ».

Dominique est psychosociologue et a écrit en 2012 un livre qui s’appelle « Les conflits relationnels ». Elle m’a tout de suite expliqué que nos amitiés sont basés sur ce qu’elle appelle des présomptions de similitudes.

Dominique Picard : « Présomption, ça dit bien que c’est une idée préétablie qu’on a sur quelque chose. Donc dans l’amitié, on a des idées préétablies, c’est-à-dire que à partir du moment où on aime quelqu’un dans une amitié forte, eh bien on présume qu’il est comme vous. C’est en filagramme, c’est sous-entendu. Donc tout écart à ça peut faire écrouler l’idée même de l’amitié. Mais je ne te comprends pas, comment moi je suis émue par cette chose là et pas toi ? »

D’après Dominique Picard, on considère nos amis comme des miroirs idéalisés de nous-mêmes, donc comme le reflet de nos propres valeurs. Voilà pourquoi on peut littéralement vriller quand on se dispute avec eux, car être en désaccord avec nos amis, ça sous-entend que nous sommes en désaccord avec nous-mêmes. Et c’est ce décalage entre nos attentes et leurs comportements qui crée la désillusion. C’est exactement ce qu’il s’est passé pour Rafaëlle. Elle me raconte que si je l’avais rencontrée avant le 7 octobre 2023, elle m’aurait dit que sa plus grande réussite, c’était sa vie amicale. Depuis, elle a changé d’avis.

Rafaëlle : « Dans le groupe WhatsApp, le message du début, c’est assez tiède. C’est horrible ce qui se passe, c’est horrible ces images. « Est-ce qu’on en sait plus ? Oh là là, regarde à combien ils sont rentrés ». Voilà, il y a un petit narratif comme ça, un peu choqué, mais rien de si fort que ce qui se passe pour moi, en tout cas. Je constate qu’ils vivent normalement, que leur vie est normale, que leurs nuits sont normales. 80% de mon entourage, de ce groupe, il y a, « bon ben ouais, c’est horrible, mais on va dîner, on va au ciné, on va… » Et c’est insupportable pour moi. On commence à avoir les visas des otages, des enfants, et je me dis mais… Qu’est-ce qui dysfonctionne chez eux ou chez moi pour qu’on puisse vivre les choses à ce point là différemment ? Et pourtant, tout le monde sait que mon petit frère a fait son service militaire et qu’il est donc réserviste et qu’il a de grandes chances d’être appelé pour prendre part au conflit et à la défense d’Israël à ce moment-là. La distorsion d’entre eux et moi de la réalité de notre vie, de notre quotidien, elle est déjà hyper violente ».

Les jours passent et la majorité de ses amies ne prennent pas de nouvelles, ni d’elle, ni de sa famille. Rafaëlle est confronté à un silence auquel elle ne s’attendait pas.

Rafaëlle : « Et puis finalement, seulement 17 jours plus tard, je reçois le message de l’un d’entre eux : « Salut, j’espère que ta famille en Israël se porte bien. Je voudrais d’abord m’excuser de ne pas m’être enquis de leur situation plus tôt. J’espère qu’ils n’ont pas été directement victimes de cette attaque terroriste. Nous avons des différences d’opinions fortes sur le conflit dans sa globalité et sur la nécessité ou pas d’exprimer publiquement ses opinions. On aura tout le temps d’en discuter calmement par la suite. Je t’embrasse et prie pour que les tiens soient safe ».

Rafaëlle : « Insupportable. L’éclairage politique au milieu de ce message veut dire pour moi ce manque de valeur commune. Je me fous de ces opinions politiques parce que ce n’est pas le sujet. Parce que le sujet c’est… Il y a des gens qui ont été massacrés, brûlés, violés et éventrés à 45 minutes de chez ma famille. Ce qui compte à ce moment-là, c’est que tout le monde est vivant. Pour moi, il passe à côté de l’essentiel, c’est tout. Pourquoi tu ne peux pas avoir de compassion pour tout le monde ? Ça se multiplie en fait, ça ne se soustrait pas. Ce n’est pas eux ou nous. J’ai été une grenade dégoupillée. Le moindre truc me faisait exploser ».

Cette explosion de colère de Rafaëlle, je la comprends, mais je me demande ce qui s’y joue exactement. Pourquoi, à ce moment-là, le dialogue avec son ami est impossible ? Je demande à Dominique Picard pourquoi on peut refuser la tentative de communication d’un ami alors même qu’on l’attendait. Elle a accepté de formuler quelques hypothèses.

Dominique Picard : « Rafaëlle, elle a pris un coup en pleine figure. La colère, c’est un moyen de ne pas être submergée par l’angoisse. Et en étant en colère contre ses amis, ça lui permet de cristalliser sa colère et de la porter sur un objet et un objet qu’elle peut identifier et qui est à sa portée. Rafaëlle et son ami sont partis de points de vue différents. L’ami qui lui écrit, peut-être que pour lui, le fait qu’on ne soit pas impliqué affectivement ou concrètement dans un conflit fait qu’on peut justement avoir un jugement qui peut approcher l’objectivité. Et peut-être que lui, il a envie de rester sur cette position. Et peut-être qu’il fallait 17 jours à cet ami pour dépasser ça et pour se dire, Rafaëlle est mon ami, qu’est-ce que je peux faire pour lui dire que je l’aime et que je suis avec elle dans sa douleur, sans renier ce qui fait mon identité, par exemple, d’homme intelligent qui sait avoir des points de vue politiques calmes et au-dessus de la mêlée et hors des passions. Ça ne veut pas dire qu’il ne s’aime pas, mais ça marque probablement l’embarras ».

Dans les jours qui ont suivi l’attaque du Hamas, Israël a commencé à bombarder la bande de Gaza. Parce que ses amis connaissaient les origines palestiniennes de Sana, elles s’attendaient à un minimum de soutien de leur part.

Sana : « J’ai passé une semaine à pleurer tous les jours devant des vidéos. Je sais que l’une des vidéos qui m’a le plus marquée, c’est celle d’un enfant qui tremblait face à la caméra et qui n’arrivait pas à exprimer ce qu’il ressentait. Et c’est un soignant qui l’a pris dans ses bras et l’enfant s’est mis à pleurer. Et à chaque fois que je regarde cette vidéo, je peux pleurer. D’ailleurs, rien qu’en y pensant, ça me donne envie de pleurer. J’ai passé une semaine à courir dans les bras de mon conjoint en lui disant que je ne savais pas quoi faire, que des gens souffraient, que mon peuple souffrait et que je n’arrivais pas à savoir comment réagir, quoi faire, comment pouvoir aider. Et que je parle très souvent avec mon père qui pleure aussi beaucoup et qui est très impacté et qui est très touché. Et chez nous, on est dans une période qui est profondément triste ».

Sa tristesse, ça n’attend de la mobiliser en s’engageant dans une association d’aide aux Palestiniens, mais aussi en partageant massivement sur les réseaux sociaux. Sa démarche n’est pas toujours comprise dans son entourage proche.

Sana : « Il y a quelques jours, j’ai posté une photo de moi petite avec un keffieh sur Facebook. C’est moi avec mon gros keffieh en train de faire un grand sourire. C’est une photo qui a été prise par mon père. C’était vraiment pour montrer que j’étais palestinienne, c’est vrai, et pour montrer aussi mon soutien en ce moment. Je poste cette photo et je reçois un message d’un ami : « Tu crois que c’est de mauvais goût si moi aussi je poste une photo de moi en mode babos avec un keffieh et un drapeau de la Palestine derrière ? » Et je l’ai un peu mal pris. Cette ironie m’a un peu blessée parce que j’avais l’impression de devoir me justifier sur le fait de poster cette photo. Ça m’agace aussi parce que c’est un sujet qui est important maintenant, qui est grave maintenant. C’est une urgence ce qui est en train de se passer et je n’ai pas le temps de débattre sur le fait de est-ce que je suis légitime ou pas. La légitimité vient de ton sentiment d’appartenance. Et ça me blesse dans le sens où ça me renvoie au fait que c’est compliqué de se sentir appartenir à cette communauté palestinienne et que c’est ultra blessant de devoir le justifier même après sept ans d’amitié. Et dans ces moments-là, c’est très difficile de garder son sang froid. Le fait de devoir se justifier, ça fait qu’on s’énerve, c’est obligé. Ne pas être d’accord avec moi sur le sujet, ça va forcément attaquer le socle de nos valeurs en commun. Pour être complètement honnête, quand je suis en désaccord avec un ami, je sais que ça m’arrive de vouloir leur arracher la tête ».

Que se passe-t-il en nous lorsqu’une cause nous tient à cœur comme c’est le cas de Sana et qu’on ne se sent pas compris, pas pris au sérieux par nos amis jusqu’à se sentir entamé dans notre identité ?

Dominique Picard : « La divergence d’opinion est une divergence affective. Et c’est une divergence de valeur. Elle a fait un acte de solidarité. Elle le fait à son père, elle le fait à sa famille, elle le fait à ses origines, elle le fait à sa culture. Mais du coup, elle s’engage. Et l’ironie de son ami, elle la reçoit mal parce qu’il nie cet engagement. Il en fait quelque chose de simplement identitaire ».

Ces divergences avec nos amis, elles peuvent bien sûr provenir de désaccords politiques. Mais je comprends aussi qu’elles viennent de la façon dont chacune a vécu cette journée du 7 octobre. Avec sa propre sensibilité, ses grilles de lecture personnelles héritées de parcours de vie différents.

Rafaëlle : « Le matin du 7 octobre, je suis dans mon lit. Il est assez tôt et je reçois une alerte BFM, je crois, sur mon téléphone. On entend qu’il y a énormément de roquettes qui sont tirées sur Israël depuis 6h30 heure locale, qu’il y aurait une incursion terrestre. Et on voit sur le bandeau une femme tuée. Et donc je suis là et je suis scotché à la télé parce que je vois bien que ce qui se passe, ce n’est pas normal. Mon premier réflexe, c’est d’appeler ma mère. Sauf que c’est shabbat, c’est un samedi. Quand on est un peu religieux, pratiquant, on n’allume pas son téléphone, on ne touche pas l’électricité, on n’allume pas la télé. Et je suis terrifiée de me dire où sont-ils ? Qu’est-ce qui se passe pour eux ? Est-ce qu’il y a des roquettes plus loin ? Il y a une panique de me dire ce n’est pas possible qu’elles ne répondent pas. Vu ce qui est en train de se passer, elle sait que je vais être terrifiée et donc elle devrait me répondre. Sur le moment, je me sens vraiment d’abord un peu sous le choc. Il y a un côté, j’ai un peu de mal à comprendre ce que je vois, à comprendre l’ampleur de ce qui se passe, même si je sens qu’il y a quelque chose qui n’est pas comme d’habitude. Donc oui, j’ai peur. Et donc c’est uniquement au bout de trois heures que j’ai réussi enfin à joindre ma mère. Et elle me dit « Mais qu’est-ce qui se passe ? » Et en fait, c’est moi qui crie, qui suis assez en colère contre elle. Je lui dis « Mais vous êtes fous, tu ne vois pas tout ce qui se passe, il y a des terroristes partout, il y a des morts, on voit ça à la télé ». Et en fait, elle ne le savait pas. Et je dis à ma mère « Mais on s’en fout de Shabbat, allume la télé, regarde ton téléphone, ce qui se passe c’est un drame, vous êtes en train de vivre un truc innommable et on n’a pas la moitié des infos ». Mais on comprend qu’il est en train de se passer un truc insupportable. Donc oui, je me mets complètement en colère, je passe mes nerfs et mon angoisse, ma panique sur elle. Eux là-bas sur place, à ce moment-là, ils sont sur une autre planète ».

Le 7 octobre 2023, Sana a été sur son balcon en train de fumer une cigarette quand elle a appris la nouvelle.

Sana : « Je me souviens très très bien avoir regardé mon téléphone et avoir vu le Hamas a réussi à entrer en Israël, le Hamas a attaqué Israël. On voyait des images de combattants du Hamas arriver sur le territoire israélien avec des parapentes, des choses comme ça. Pour le moment, pour moi, c’était seulement quelque chose de militaire qui était en train de se passer. Je me suis dit, en premier lieu, ils sont en train de réussir à entrer sur le territoire israélien, ils sont en train de réussir à abattre des pans du mur, sauf que la deuxième pensée qui vient directement après c’est de ne pas compter des conséquences qui vont y avoir à cette action. J’ai eu très très peur et je me souviens avoir dit à mon conjoint qu’on est dans la merde parce que s’il y a une opération militaire d’Israël à Gaza, c’était obligatoirement un massacre. Ça allait obligatoirement finir par des dizaines de milliers de vies perdues et j’avais déjà vu aux informations d’autres opérations en territoire occupé où des centaines de gens perdaient leur vie et c’était exactement pareil. Et je suis d’accord que c’est horrible ce qui s’est passé. Je pleure pour les familles israéliennes, je pleure pour les vies qui ont été perdues. Je sais que toute la soirée, j’arrêtais pas de rentrer dans l’appartement pour dire « Oh là là, ils ont fait ça, oh là là, il s’est passé ça ». Et en face, mes amis regardaient un film, je sentais que c’était pas perçu de la même façon de leur part et de la mienne. Comme quand on sait qu’il se passe quelque chose d’historique, on a un peu la boule au ventre, on sent qu’il se passe quelque chose d’important ».

Ces émotions très fortes ressenties par Rafaëlle et Sana, elles sont renforcées voire décuplées par le manque de soutien et d’empathie de leurs amis. À les entendre, je comprends que quelque chose s’est brisé dans leurs amitiés. Rafaëlle a fait le choix de rompre avec ses amis pour se protéger.

Rafaëlle : « Evidemment, on a pas fini de contrats quand on s’est rencontrés, mais il y a une évidence de partager les valeurs les plus fondamentales comme la compassion, l’amour, l’amitié, la solidarité, des choses qui m’a semblé depuis 20 ans évident. Et finalement, là, ça m’a explosé au visage. Comme je me suis recroquevillée sur moi-même, j’ai quasiment pas de contact avec mes copains. Et j’en ai pas très envie. Et au contraire, quand j’en ai, je suis vite en colère, je les trouve vite défaillants. Je trouve vite qu’ils ont pas les mots ou qu’ils ont pas conscience. Je crois qu’il y a un truc à l’intérieur de moi qui est fini. Et en tout cas, je sais que je mettrai pas d’énergie à réparer des choses qui sont probablement pas réparables ».

Cette mise à distance, Dominique Picard m’explique qu’elle peut aider dans un premier temps à se sentir mieux avec soi-même. Mais elle me dit aussi que même si on n’a pas envie de réparer une relation, si on estime que la blessure est trop grave, il est toujours néfaste pour les deux parties de ne jamais s’expliquer. On garderait alors en nous cette blessure comme une plaie qui serait plus difficile à cicatriser. Lors de mes rencontres avec Rafaëlle et Sana, j’ai aussi compris que pour restaurer le dialogue, il fallait avant tout être honnête envers soi-même. Comprendre déjà ce qu’il se passe en soi avant d’aller vers l’autre. Cette première étape, elles s’y sont confrontées toutes les deux.

Rafaëlle : « Quand j’avais des désaccords amicaux, j’essayais ces dernières années d’être plus tempérée, mesurée, de réussir à arrondir les angles parce que je peux être assez vive quand je suis sous le coup d’une émotion. Donc vraiment, je travaillais à la mesure. Depuis le 7 octobre, je travaille pas du tout à la mesure. J’ai lâché complètement ce projet d’être tempérée. Pas parce que j’ai perdu l’intérêt d’être quelqu’un d’un peu plus délicat, mais parce que ça ne fait pas sens.

Sana : « Je peux être une personne qui part facilement en vrille dans le sens où je suis très impulsive. Je parle souvent avant de réfléchir. Je peux très vite pleurer aussi. Je suis quelqu’un qu’on peut qualifier d’être une grosse fragile. C’est vrai. J’ai très peur du jugement de mes amis. J’ai très peur parce que parfois, on me dit « Oh là là, Sana, là, ça, tu peux pas trop le dire. Ça, c’est un peu extrême quand même ». Et ça me fait me remettre en question. Et d’un autre côté, si je m’écoutais parfois, je dirais tellement pire ».

Sana tente de faire face aux tensions qui crispent son groupe d’amis en exprimant davantage ses émotions.

Sana : « Récemment, j’ai dit à une amie que j’avais intégré un groupe de soutien à la Palestine à Toulouse. Et la réponse que j’ai reçue, c’était « Oh là là, c’est terrible, il y a beaucoup d’actes antisémites en France ». J’ai été très interloquée par cette réponse et au départ, je m’en suis sentie froissée. Et j’ai exprimé à cette amie le fait que j’étais triste au fond de moi, que mon père était extrêmement triste au fond de lui. Et j’ai compris que, en le verbalisant, ça avait simplement permis qu’elle prenne conscience de ce qu’il se passait et j’ai reçu une vague d’amour et de soutien de sa part qui m’a fait énormément de bien. Comme quoi ça arrive ».

On a toujours tendance à croire que pour se faire comprendre de l’autre, il faudrait absolument rester calme et ne pas s’énerver. Mais parvenir sur le moment, comme Sana l’a fait avec son amie, à nommer l’émotion qui nous traverse, cela peut aider à créer l’empathie chez l’autre.

Dominique Picard : « Il faut s’attacher à comprendre ce qu’on vit au fur et à mesure que ça arrive, de la façon la plus dépassionnée possible. Je ne dis pas la plus désémotivée possible. On peut se parler avec beaucoup d’émotions. Et en général, c’est ce qu’il y a de meilleur. Plus une communication est impliquée, donc chargée d’émotions, plus elle est authentique. Et plus l’autre peut la comprendre ».

Sur le conflit israélo-palestinien, Rafaëlle et Sana ont toutes les deux des attaches familiales. Mais pas besoin d’appartenir à l’un des deux camps pour se sentir en décalage avec nos amis sur le sujet. Car c’est une question particulièrement clivante. Chaque camp a son propre narratif, c’est-à-dire sa propre perception de son histoire et de son héritage. Donc on se sent obligé de prendre partie, d’accepter ou de refuser les nuances et de dire qui est notre ennemi. J’ai l’impression que cette guerre, elle met nos amitiés à rude épreuve, car elle résume à elle seule notre identité politique. Et là aussi, on peut se sentir démuni pour dialoguer sereinement. Je sais bien qu’il n’existe pas de formule magique pour régler un conflit amical. Parfois, le clash est trop fort et on n’a pas d’autre choix que de rompre. Mais quand on a envie de se réconcilier, la psychosociologue me donne quelques outils. Par exemple, créer certaines conditions du dialogue. C’est là que la métacommunication entre en jeu.

Dominique Picard : « C’est une communication sur la communication. On en fait tout le temps. Par exemple, quand on dit « Ah, tu m’as mal comprise ! » Ce que je voulais te dire, c’est qu’on métacommunique, c’est-à-dire qu’on commente sa communication. On se parle pour se comprendre, pour essayer de faire rejoindre nos points de vue sur une situation. C’est-à-dire que chacun ne reste pas enfermé dans une position. Métacommuniquer, c’est un peu abandonner l’idée de l’un à tort, l’autre à raison. On ne va pas dire « Tout le monde à tort » ou « Tout le monde à raison », ce qui ne veut rien dire. Mais c’est qu’est-ce qui s’est éventuellement passé pour qu’il y ait eu ce problème, ce clash ? Qu’est-ce qu’on peut faire pour se comprendre ? Qu’est-ce qu’on peut faire pour dépasser ça ? »

Il existe une autre technique qui repose sur la bienveillance et la connexion autrui. C’est la communication non violente, qu’on appelle aussi CNV. Cette méthode nous pousse à travailler notre discours et notre posture face à l’autre. Par exemple, au lieu d’être dans le jugement et de dire « Tu m’as beaucoup déçu, tu n’es plus mon ami », on dirait plutôt « Je suis en colère, car tu n’as jamais pris de mes nouvelles, alors que je suis en souffrance ». Il y a cette idée de partir de ce que l’on ressent, mais sans générer de violence envers l’autre, sans projeter nos attentes sur lui. Évidemment, quand on est submergé par nos émotions en pleine période de guerre, ça peut paraître difficile à mettre en place. Mais grâce à ces quelques codes, nos conflits pourraient prendre une autre tournure, moins drama. Apprendre à ne pas se mentir, décider de ce que l’on accepte ou pas de la part de nos amis, c’est sans doute ça le plus difficile. Même si Rafaëlle et Sana n’ont pas encore trouvé les moyens de résoudre leurs conflits amicaux, elles ont passé la première étape. Être honnête avec elles-mêmes en me livrant leurs blessures encore ouvertes, alors même qu’elles se sentent en ce moment ébranlées dans leur identité. Alors je me dis que parfois, vriller peut être bénéfique, pour soi d’abord, et pour les autres ensuite. Parce que c’est LE moment où on réalise la place que nos amis prennent dans nos vies. Et ça peut aussi être l’endroit où on va chercher au fond de nous ce qui nous blesse. On peut se recroqueviller sur soi-même en attendant que l’orage passe. On peut décider de rompre une relation amicale et on est aussi libre de la reconstruire. Mais réparer son lien à l’autre, c’est long. Car aller au-delà du conflit, c’est prendre du recul, exprimer ses émotions et créer des conditions de dialogue sereine. Ça demande de respecter la temporalité de l’autre, et ça demande parfois de penser contre soi-même.

Je suis Adele Salmon, et vous venez d’écouter Émotions. J’ai tourné et écrit cet épisode. Le montage et la réalisation sonore sont de Clémence Reliat. Lena Coutrot est la productrice d’Émotion, accompagnée d’Elsa Berthault. Toutes les références citées dans l’épisode sont sur notre site. Si vous voulez en savoir plus sur la communication non violente, notamment dans la sphère professionnelle, je vous recommande l’épisode « Comment se parler sans se braquer » du podcast Travail en cours. Merci pour votre écoute.

Lien de l’épisode : https://open.spotify.com/episode/0akb3M6Zsj7jB6oQk4m1hc

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