Fini les dissertations et les mauvais souvenirs de terminal. Ici, on change de ton. La philosophie n’est pas une méthode à suivre, elle est un pas de côté. Elle nous permet de prendre du recul sur les gens, les choses et aussi sur tout ce qui nous submerge. Soudain, par la magie des mots et du raisonnement, on aborde les événements de la vie autrement et on parvient même à trouver du confort dans des zones d’inconfort. Bref, on apprend à se faire du bien. C’est pourquoi durant ces quelques minutes en votre compagnie, je n’ai pas d’autre ambition que d’arrêter les compteurs et de partager une bulle de respiration. Laissons-nous inspirer et faisons ensemble un petit pas de côté.
Il y a 15 jours, je vous parlais de la dispute, du clash, de l’engueulade, de tous ces instants où nos liens s’emmêlent, où l’on se prend les pieds dans le tapis de l’autre, oubliant parfois la beauté de nos désaccords. Je ne sais pas si vos disputes ont été plus constructives ces 15 derniers jours, mais en tout cas, vos retours m’ont donné plutôt envie de vous remercier. Aujourd’hui, nous allons poursuivre à travers les méandres de nos relations et flirter avec le meilleur mais aussi avec le pire. À quelques jours des fêtes, décider de parler de la famille c’est mettre les mains dans la terre, c’est observer les racines qui nous fondent et les pourrissements qui nous empêchent de grandir. Pour tout vous avouer, la famille est sans doute l’espace qui m’intéresse le plus au monde. Dans l’amour, l’absence, la toxicité, la frustration, la famille est ce premier noyau dont nous sommes tous issus. L’interroger revient à plonger dans les abîmes de notre généalogie, à réfléchir à tout ce qui nous précède et à tout ce qui nous survivra, et peut-être à choisir ce qu’on décide de porter ou d’abandonner. La famille se définit juridiquement. Pourtant, elle est un mystère. Que sont pour nous nos parents, nos enfants, nos neveux, nos oncles, nos tantes ? Qu’est-ce qui nous lie avec ces individus ? Le sang, le devoir, l’amour, la reconnaissance, l’habitude ? Pourquoi est-ce si dur de faire avec mais aussi si dur de faire sans ? Pourquoi est-ce si précieux et souvent si complexe ? Pourquoi est-ce insupportable et parfois si beau ? À défaut d’être exhaustive, je vous propose de nous promener à travers le regard de quelques philosophes, chercheurs, penseurs et d’observer s’ils parviennent à mettre des mots sur nos silences, nos émotions, nos conceptions. Car après tout ici, il n’est pas question de disserter sur une norme, mais bien au contraire d’en constater l’étrangeté. Le plus délicat lorsqu’on parle de la famille est peut-être de la définir. Car au moment même où le terme est prononcé, nos pensées nous ramènent à la nôtre, à celle qu’on fait dessiner aux enfants à l’école en début d’année, à celle dont la photo trône sur notre bureau, à celle dont l’appartenance même nous déchire. Avant même de tenter une définition, nous sommes ramenés à une manifestation singulière, à notre propre cellule familiale. Est-ce à dire que la famille ne peut pas se définir mais seulement se vivre ? Bien sûr, il y a des contours qu’on voudrait faire passer pour des évidences. L’idée que la famille serait un ensemble formé par les parents et les enfants. Mais à peine définie, ce socle nous apparaît déjà imparfait. Car dans cette vision un peu lacunaire, que deviennent les parents des parents, les enfants des enfants, mais aussi les autres, tous les autres, les figures familiales qui ne sont ni enfants ni parents mais des présences, des aides, des renforts ? Et puis, dans ce schéma, que faire des absents, des défunts, des ascendants, des à côté, des illégitimes ? Quelque chose dérange, perturbe, bouscule, nous emmène ailleurs. Et c’est dans cet ailleurs que se forge le regard de Claude Lévi-Strauss, dans son si beau texte, Le regard éloigné publié en 1983. L’ethnologue décrit l’étonnante variété sur notre planète des systèmes de parenté. Ici, on est monogame. Ici, polygame. Ici, on reste chez ses parents. Ici, on doit au contraire s’en éloigner. Ici, on regroupe les jeunes adolescents et les célibataires. Puis, les mariés sans enfants. Puis, les mariés avec enfants. Ici, la liberté sexuelle est permise aux jeunes. Ah, tiens, là, elle est interdite. Ici, on peut prêter sa femme à un invité. Ailleurs, on la cache à tout étranger. Mais quelles que soient ces variations, Lévi-Strauss montre en même temps que cette variété s’accompagne d’une présence universelle des liens familiaux dans des sociétés pourtant très différentes. On y trouve souvent un mariage, des liens entre parents et enfants, des règles juridiques, des obligations économiques, religieuses, sociales, et enfin des droits et des interdits sexuels. Le fait de famille, reconnaît Claude Lévi-Strauss, est universel. Mais ce qui ne l’est pas, ce sont les règles qui la gouvernent, qui l’organisent. Ces règles et ces tabous, comme par exemple celui de l’inceste, permettent de passer, ainsi que l’explique André Comte-Sponville, de la nature à la culture, de l’humanité biologique à l’humanité culturelle, de la filiation de chair à la filiation de l’esprit, de l’humanité comme espèce à l’humanité comme valeur. Il ne s’agit pas seulement de mettre des enfants au monde, il s’agit de participer à l’histoire, l’histoire de notre humanité. Dès lors, à la question de savoir si l’origine de la famille est à situer du côté de la nature ou de la société, autant dire tout de suite qu’on ne trouve pas de philosophe prêt à défendre la famille comme un fait de pure nature. Surtout pas à Rousseau, qui considère qu’il n’y a pas de famille dans l’état de nature, et que toute sa complexité vient justement du fait qu’elle est organisée socialement. Au bout du compte, définir ce qu’est la famille, c’est donc lister des règles et des devoirs qui s’articulent à travers un système de valeur.
Oui, mais si ces règles et ces devoirs font exister nos familles à l’échelle d’une culture ou d’une société, il y a aussi toutes les autres règles, toutes les habitudes qui dessinent notre vécu quotidien et qui donnent sa particularité à notre famille. Car naître dans une famille, c’est s’immiscer dans un écosystème avec certains fonctionnements, dont certains mêmes nous échappent. C’est parfois anodin. Même drôle. Mais de temps en temps, ces fonctionnements deviennent un poids que l’on porte malgré nous. Pourquoi certains cuisinent au beurre, d’autres à l’huile d’olive ? Pourquoi certaines photos sont cachées au fond d’une armoire ? Pourquoi certains noms ne doivent pas être prononcés sous peine de jeter un froid dans l’assemblée ? Pourquoi trois générations de suite ont mal au dos ? Pourquoi certains ont des peurs paniques de l’eau sans explications notoires ? Pourquoi certaines familles font des bisous et d’autres évitent les contacts physiques ? Et pourquoi certains de nos comportements semblent finalement ne pas totalement nous appartenir ? C’est une assez curieuse question que s’est consacrée la psychologue et psychothérapeute Anne Ancelin Schützenberger en développant ce que l’on appelle la psychogénéalogie. Alors vous l’entendez dans le terme. Pour comprendre ce qu’est cette discipline, rien de mieux que ses propres mots. Alors même si vous l’entendez dans le terme et que vous le comprenez sans doute, pour saisir ce qu’est cette discipline, rien de mieux que ses propres mots. La psychogénéalogie est donc un art et une science, une démarche qui nous permet de comprendre et d’utiliser au mieux notre héritage psychique. Aussi besoin est de le transformer. Car comme je le disais à l’instant, naître quelque part qu’on soit aimé, abandonné, choyé, maltraité, c’est naître avec un héritage bien différent d’un simple héritage financier. Et c’est cet héritage qu’elle s’attelle à décortiquer dans un ouvrage devenu best-seller qui se nomme Aïe mes aïeux . Mais attention, chez Anne Ancelin Schützenberger, rien de figé, pas de fatalité. Mais c’est plutôt un appel à décortiquer nos familles, à en observer les schémas et les répétitions. Elle l’explique de cette façon. Nous sommes moins libres que ce que nous croyons. Mais nous avons la possibilité de conquérir notre liberté, de sortir du destin familial répétitif de notre histoire en comprenant les liens complexes qui se sont tissés dans notre famille et en éclairant les drames secrets, les non-dits, les deuils inachevés. Finalement, il s’agit de faire le travail ardu qui consiste à questionner les secrets de famille, à traquer nos loyautés invisibles, celles qui nous obligent de payer des dettes, parfois même les dettes de nos ancêtres. On lui doit deux outils précieux. Le premier, c’est le génosociogramme, une sorte d’arbre généalogique privilégiant des faits particuliers, marquants, des événements chocs, en bien ou en mal d’ailleurs, des maladies, des accidents, des naissances. Parfois sur une douzaine de générations. Et quand on arrive à le reconstituer, on se retrouve face à une sorte de roman familial qui permet évidemment de comprendre certaines répétitions. Car son autre point fondamental, dans son approche, c’est justement la notion de tâches interrompues. Toutes ces choses que l’on ressasse parfois, une vie entière. Selon Anne Ancelin Schützenberger, prendre conscience des répétitions peut parfois suffire à créer une émotion assez forte pour libérer la personne du poids de ces loyautés familiales inconscientes. Bon, évidemment, ce travail psychogénéalogique est parfois l’affaire d’une vie, mais il a le mérite de nous rendre acteur de notre famille plutôt que de la subir.
D’une manière différente, et en revenant un peu plus à l’approche strictement philosophique, c’est aussi la compréhension du lien familial qui se joue, entre autres, dans les réflexions du philosophe danois Søren Kierkegaard. Lui-même est né dans une famille de sept enfants. Avec lui, l’enjeu est finalement d’apprivoiser ce drôle d’espace qu’est celui de la famille. Et de se demander que faire de cette relation où des proches sont parfois lointains, où les liens sont dus au hasard biologique, mais créent des obligations. Kierkegaard y répond, indirectement, par trois voies possibles qui sont aussi selon lui les trois stades de l’existence. À vous de voir celui qui fait le plus écho à vos cheminements intimes. La première voie est ce qu’on appelle le stade esthétique. C’est celui de la recherche du plaisir et de l’épanouissement du désir. L’individu est affamé de nouveautés. C’est la figure de Don Juan qui l’incarne le mieux. Alors évidemment, on est très loin de l’idée de vouloir fonder une famille. Au contraire, c’est le refus de l’engagement. Kierkegaard a d’ailleurs rompu nette avec une jeune fille qu’il s’apprêtait à épouser. Et en fait, en l’observant, on se rend compte que le stade esthétique fait de la famille une zone aliénante, qui empêche de vivre, qui empêche de penser.
Le second stade est le stade éthique qui se caractérise quant à lui par le sentiment intense du devoir, la connaissance qu’il y a peut-être une alternative entre le bien et le mal. Ici, il s’agit justement de revenir à la vie familiale car pour Kierkegaard, la liberté n’est pas un choix complément abstrait, délivré de tout contexte. Mais au contraire, il faut penser sa liberté par rapport à une situation donnée. Peut-être est-ce au stade esthétique qu’il est question de nous réconcilier avec nos aïeux, d’assumer notre place dans la dynastie familiale, de faire notre devoir tout en étant conscients des limites des uns et des autres. Vivre au stade éthique, c’est mettre de la cohérence, de la continuité dans son existence. C’est accepter les responsabilités envers soi-même et aussi envers les autres. Le dernier stade, c’est le stade dit religieux. C’est celui du saut dans l’absurde, celui qui s’affranchit de l’éthique, des regrets. Kierkegaard explique que c’est l’image d’Abraham dans l’Ancien Testament qui accepte de sacrifier Isaac au mépris de toute éthique. Alors, ce dernier stade, c’est un au-delà de la famille. C’est un saut dans la foi qui demande d’abandonner ce que l’on tient pour acquis et nécessaire. D’abandonner nos repères pour choisir une existence qui se fonde plutôt sur une vie sans attente. Le plaisir, le devoir, la foi. Bref, entre refus de l’engagement, appel à la responsabilité ou détachement spirituel, Kierkegaard nous aide certes à apprivoiser la cellule familiale selon trois axes, mais honnêtement, rien de tout cela fait franchement complètement envie. Cette vision de la famille est d’ailleurs présente chez de nombreux philosophes. Pour le sage de l’Antiquité, la famille empêche d’atteindre la paix de l’esprit. Quant à Voltaire, il ne se mariera jamais, Rousseau abandonnera ses enfants et Nietzsche crachera sur cette institution conformiste. Quel lien familial !
Alors quoi ? Est-ce que nous sommes condamnés à être seuls pour Noël en philosophie ? Peut-être pas. Après nous être libérés du destin familial. Après nous être révoltés contre la famille. Après peut-être l’avoir haï, l’avoir détesté, l’avoir quitté. Impossible de terminer ce podcast sans proposer peut-être d’y revenir. Par choix, par amour, avec des modalités qui nous conviennent et surtout qui nous ressemblent. Une famille recomposée, décomposée, fusionnelle, ouverte à trois, à cinq, à quinze. Une famille de sang ou une famille de cœur. Alors je vous vois venir, je sais bien, j’entends vos remarques. Cela demande un travail considérable, des efforts, des discussions, des ajustements et sans doute beaucoup de philosophie. Mais lorsqu’on y parvient enfin, la famille nous offre ce que le sociologue britannique Anthony Giddens appelle une sécurité ontologique, c’est-à-dire un socle à partir duquel peuvent naître les plus belles pensées, les plus grandes actions. Un lieu où l’on apprend la patience, l’altérité, le soutien et l’amour inconditionnel. Un espace où on a l’assurance que quelles que soient les secousses du monde et les vertiges extérieures, il y aura toujours des parties de monopoly, des embrouilles de télécommande, des plannings pour vider la vaisselle et la joie intention intense d’être ensemble. Et comme le résume si justement Nas. et N.T.M. dans un morceau mythique Affirmative Action, chacun sa Mifa, chacun sa Mafia, aujourd’hui ça se passe comme ça.
Avant de vous laisser à votre dimanche, seul ou en famille, j’avais envie de partager quelques mots de Philip Roth qui ici dans cet extrait de la pastorale américaine ne parle pas tout à fait de la famille, quoique. Je vous lis l’extrait. « La dernière question soumise à la classe était qu’est-ce que la vie ? La réponse de Mary avait fait rire sous cap son père et sa mère ce soir-là. En effet, pendant que les autres élèves transpiraient avec zèle sur leurs idées pseudo profondes, Mary, après avoir passé une heure à réfléchir, avait écrit une seule phrase, péremptoire, loin des platitudes. « La vie n’est qu’une courte période de temps pendant laquelle on est vivant ».
Je vous souhaite de choisir une modalité familiale qui honore le vivant et passer des fêtes aussi joyeuse et aussi paisible que le mérite votre cœur. Merci à ma famille si proche de m’avoir donné tant d’amour et merci à vous tous pour votre écoute. Merci à tous ceux qui font vivre ce podcast, qui font vivre Pénélope, mon dernier livre Le Voyage de Pénélope sorti chez Flammarion. Merci à continuer à penser, à tisser, à questionner, à créer de nouveaux espaces. Avec moi, ensemble, une grande famille. N’oubliez pas qu’il n’est pas question d’une leçon mais juste d’une proposition, d’une hypothèse qu’il vous appartient de confirmer ou non. Et en attendant de se retrouver l’année prochaine, n’oubliez pas de lire, d’oser et surtout, d’aimer.
Lien de l’épisode : https://open.spotify.com/episode/0akb3M6Zsj7jB6oQk4m1hc
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