Pour beaucoup, elles sont les plus belles années de la vie. Les années lycées, celles de tous les possibles et de toutes les découvertes, succèdent enfin aux années collège et à leur âge ingrat. La vie d’adulte s’annonce. Chacun commence à se confronter au monde et se forge des amitiés de quelques mois ou de toute une vie. Lena rencontre Shéhérazade au lycée. Tout les oppose et pourtant tout les rassemble. Entre l’extravertie et l’introvertie, c’est tout de suite le coup de foudre. Dès le début, c’est très clair. Pour elle, c’est à la vie, à la mort.
Vous écoutez Transfer, épisode 294, un témoignage recueilli par Jeanne-Marie Desnos.
« Je rentre en terminale. J’ai une vie plutôt simple, confortable. Mais quand même déjà assez traumatique. C’est un paradoxe parce que je suis heureuse, mais en même temps, je suis triste. Parce que je traîne des années compliquées de mon enfance et que j’essaye d’avancer avec. Et c’est compliqué. Mais j’ai des amis. Mes amis, c’est plus des filles. Alors mes amitiés, elles sont, par contre, elles sont très superficielles. En fait, je n’ai pas de conversations intenses avec mes amis. On se voit, on sort. C’est de l’amusement, du divertissement même. »
« Je rencontre Shéhérazade l’année de ma terminale. On est dans la même classe. Je suis derrière elle en cours. Et je lui demande un stylo ou un crayon à papier. Et elle me le donne avec le sourire. Et en fait, quand je croise son regard et je ne sais pas, il se passe un truc tout de suite. Comme si on se connaissait. On n’avait pas besoin d’apprendre à se connaître. Et on ne se quitte plus. On habite en banlieue parisienne. Je pense que si on n’était pas dans la même classe, on ne se serait jamais rencontré. On est très, très différentes. Donc moi, je viens d’un milieu assez bourgeois. Et elle d’un milieu plutôt modeste. De deux cultures qui sont différentes. Elle est née dans une famille musulmane, marocaine. C’est tellement l’opposé de moi. Je suis très sûre de moi. C’est ce que je montre, bien sûr. Je parle avec beaucoup de monde. J’ai une vie sociale bien remplie. Et elle, c’est plutôt le contraire. Elle est discrète. Elle est sage. Ça lui va très bien, sage. Elle est sûre d’elle. Elle sait ce qu’elle veut. Elle est déterminée. Très déterminée. Et surtout, elle a soif d’apprendre, de rire, de voyager et de vivre. On se lie très vite d’amitié et d’amour. Parce qu’on a des vies compliquées. Shéhérazade, elle est beaucoup rejetée par sa famille. Elle est athée. Elle croit en l’amour, en la liberté. Elle croit en ce qu’elle a envie de croire. Mais ce n’est pas religieux. Elle veut penser par elle-même. Elle ne veut pas se marier. Ses parents, ils aspirent à ça pour elle. Et elle n’est pas d’accord. Elle ne se laisse pas faire. Ça nous lie beaucoup. Parce que moi, j’ai vécu cette rupture avec ma famille, alors plus jeune, pour des traumas liés à mon enfance. Donc je sais exactement ce qu’elle ressent. Cette envie de briser des chaînes. C’est vrai qu’elle m’aide beaucoup à sortir de ma tristesse. Et je pense que je fais la même chose pour elle. Je lui donne cette impulsion de dire « tu as le choix », de dire « oui » ou de dire « non » à tes parents. Ce n’est pas eux qui décident pour toi. On sait que si ça ne va pas, on est là. Moi pour elle, elle pour moi. Elle connaît mon vrai moi. Pas ce que je laisse paraître. Et moi, je connais son vrai elle. Je n’ai jamais connu ça avant Shéhérazade. En fait, je n’ai jamais connu l’amour-amitié. Je la considère vraiment comme une âme sœur ».
« Quelques mois avant qu’on passe le BAC, elle arrive un matin. Elle me raconte qu’il y a un homme qui s’est approché d’elle dans le RER et qui a commencé à lui parler de sa vie, du fait qu’elle soit en conflit avec ses parents. Elle a des appréhensions en se disant « mais qu’est-ce qu’elle raconte ? » Mais elle l’écoute. Donc il s’assoit à côté d’elle et il lui dit que c’est très important qu’elle fasse attention à elle parce qu’elle consomme la vie très vite. Et il lui dit qu’elle va mourir jeune. Elle reste un peu sans voix. Elle me dit « mais tu penses que ça peut être possible qu’un mec comme ça, dans le RER, me déballe des choses de ma vie assez personnelles et me dit à la fin que je vais mourir jeune ? » Alors moi je lui dis « bah non, c’est peut-être un malade mental ou c’est peut-être un taré comme il y est dans le RER ». Et je lui dis « mais en fait t’as envie d’y croire ou pas ? » Elle me dit « bah ouais, j’ai envie d’y croire ». On obtient notre BAC, on est super contentes. Shéhérazade encore plus parce qu’elle sait que c’est la porte de la liberté. Donc on décide de prévoir des vacances entre copines. Elle appelle sa mère et ça se passe très mal. Sa mère s’énerve, elle lui dit qu’elle va pas partir en vacances avec ses copines, que c’est pas la vie qu’elle veut pour elle. Shéhérazade est sûre de son choix. Elle lui dit « ok, si tu veux pas, y’a pas de souci mais j’irai quand même ». Donc sa mère décide de lui dire « bah tu prends tes affaires et tu t’en vas de la maison. Ici c’est nos règles, pas les tiennes. Et si ça te convient pas, bah faut partir ». Elle y croit pas trop quoi, elle se dit « ouais, elle pète un plomb, ok. Mais elle prend quand même la décision comme une sortie. Et elle va vivre chez sa sœur pendant un temps. On arrive en vacances. On est à Center Parc. En fait, on a un autre ami. Sa mère travaille dans une boîte qui a des places pour Center Parc. Donc on en profite pour partir quatre jours. On est quatre, on se baigne toute la journée, on bronze, on boit des cocktails, on s’amuse. Pour la première fois, Shéhérazade laisse ses cheveux naturels bouclés. On se rapproche encore plus pendant ses vacances. On aime se coucher tard, on aime parler, on aime danser. Donc ça nous rapproche beaucoup parce que les deux autres sont beaucoup plus calmes. Et nous, on est un peu plus fofolles. Un soir, on fait un tour de vélo et on se retrouve au milieu de la forêt. On s’allonge dans l’herbe. Il fait chaud, mais frais quand même, c’est agréable. Et on se promet plein de choses. En fait, on sait qu’on ne se quittera jamais ».
« Je pars en Angleterre, à Londres, pour continuer mes études. Shéhérazade vient souvent, quand elle est en vacances ou le week-end. Et on commence à sortir, découvrir Londres la nuit. Elle adore. Elle adore l’énergie de Londres, le fait d’arriver dans une ville où personne nous connaît, où personne nous juge, la liberté. Shéhérazade aime aussi me rendre visite parce qu’elle vit toujours chez sa sœur. Le climat n’est pas forcément le meilleur. Ça ne se passe pas très bien avec le compagnon de sa sœur. Il est violent. Shéhérazade ne supporte pas cette violence. Mais après ce séjour de huit mois, je rentre chez mes parents. J’ai 20 ans. Et Shéhérazade, ça se passe de plus en plus mal avec sa sœur, son mari. La voyant comme ça, je lui dis : » Pourquoi tu ne viendrais pas à la maison ? On a une chambre en plus à l’étage. Tu pourrais venir le temps de trouver un appart. Tu serais plus sécure et peut-être plus tranquille dans ta tête ». Elle accepte. Et ça se passe très bien avec ma famille. Mes parents l’adorent. Mon petit frère l’adore. Elle est importante. Ça lui fait du bien d’être dans une famille. Ça me fait du bien aussi à moi, parce que ma famille est complètement dysfonctionnelle. Ça me permet d’avoir cet être tout à fait neutre au milieu de nous. Ça fait beaucoup de bien. Je pense à tout le monde. Elle travaille beaucoup. La semaine, elle travaille dans une entreprise d’assurance, elle est assistante de direction. Et le week-end, elle travaille chez un fromager. Avec Shéhérazade, on se dit « on montre un truc ensemble ». Je sais qu’avec elle, je peux travailler. Je sais qu’avec elle, je peux construire. J’lui fais 100% confiance. On est très complémentaires. On décide de monter un food truck. On a le nom du projet « truck de dames » dans le quartier d’affaires de Saint-Denis. En alliant nos deux cultures. Avec des produits de saison, de bonne qualité. Le projet avance. Elle continue son job. Je vais faire une formation à la chambre des métiers. Ils me disent « madame, par contre, vous n’avez pas de CAP, ni en cuisine ni en pâtisserie… » Moi, j’ai toujours cuisinée, toujours pâtissée. Enfaite, ça m’a mis une impulsion d’aller vers un métier qui me donnait envie ».
« On est en août 2014. Je décide de passer mon CAP pâtisserie en quelques mois à Rouen. Shéhérazade, pendant que je suis à Rouen, continue de vivre chez mes parents. Au même moment, je rencontre Alexandre, qui est ami aussi avec Shéhérazade. Ils viennent souvent me voir, ensemble ou séparément, le week-end, la semaine. On fait beaucoup la fête, on s’amuse, on danse, on passe des moments inoubliables. On aime danser pour se libérer. Lâcher prise sur nos vies, sur nos réalités, sur l’avenir. On lâche prise et on adore ça. Notre tête est vide et nos cœurs remplis ».
« J’obtiens mon diplôme, je rentre à Paris. C’est la période de Noël, Shéhérazade est super contente. C’est le premier Noël qu’elle va fêter. Elle a prévu de le fêter avec nous donc elle est super heureuse. On est le 22 décembre. On décide d’aller faire les cadeaux pour tout le monde. On va dans un centre commercial. Une fois qu’on a acheté les cadeaux, on se dit qu’on va sortir et que c’est aussi notre projet qui commence à voir le jour. On va dans le 20e dans une brasserie. On boit des coups et on parle de la mort. Pourquoi on parle de la mort ? Je pense qu’on commence à avoir un peu l’alcool qui monte au cerveau. Elle me dit « je vais mourir ». Je dis « tu dis n’importe quoi ». Elle me dit « s’il arrive quelque chose, c’est moi qui vais mourir et pas toi ». Je lui dis « pourquoi tu dis des trucs comme ça ? On est en train de passer une bonne soirée pour s’amuser, pour fêter. Elle me dit « si tu meurs, je me suiciderai. Mais si je meurs, je sais que tu continueras de vivre ». Je pleure. Je ne pleure pas à chaud de larmes, mais je pleure d’émotions. Je pleure parce que j’ai une relation avec la mort qui m’est inconnue. Je n’ai jamais vécu de deuil. Je ne sais pas ce que c’est de vivre sans quelqu’un qu’on aime. C’est quelque chose qui me glace, mais on arrête la conversation. Il n’y a pas de raison qu’une de nous deux meure. On se dit que la soirée n’est pas finie. On part à Bastille. C’est lundi soir, il n’y a pas grand-chose à faire. Là-bas, on est sûr de trouver un bar ouvert. On décide d’aller rue de Lappe. La rue de Lappe, c’est une enfilade de bars d’ambiance. C’est très festif, mais ça a très mauvaise réputation. Direction la fête dans un petit bar rouge, rouge comme son scooter. Son scooter qu’on gare juste en face. On fait la fête, on s’amuse, on danse beaucoup. Il est autour de 4 heures. Le lendemain, on devait préparer Noël. On va chercher le scooter. J’ai mon casque sur la tête. Shéhérazade a son casque à la main. On s’approche du scooter. Il y a des gens autour du scooter. On comprend qu’ils essayent de le voler. L’histoire du scooter a une vraie signification. Quand elle l’a acheté, c’était pour aller à la liberté, elle a économisé pour s’acheter ce scooter. C’est très important à ses yeux. Quand on voit ces 5 personnes autour du scooter, ma première réaction est de vouloir y aller. Shéhérazade me pousse pour y aller à ma place. Elle leur dit « qu’est-ce que vous faites ? C’est mon scooter, sortez de là ». Ils sont nerveux, énervés, agités. Ils nous insultent. On est quand même assez seuls dans cette rue. Il n’y a pas énormément de monde autour de nous, à part eux et nous. Shéhérazade continue à lui dire ‘c’est mon scooter, je vais le récupérer’. Elle a toujours son casque à la main. Là, le mec s’énerve et lui enfonce un tournevis dans la tempe. Moi je suis plus en recul. Au premier temps, je ne vois pas. Il fait noir. Elle s’approche de moi avec ce tournevis dans la tempe. Moi, je tombe. Je tombe à terre, les genoux à terre. Elle reste devant moi et me dit « arrête de crier, tout va bien se passer, je suis là, je suis là ». Je lui dis « tu as un tournevis dans la tête, tu saignes ». Je me mets à crier très fort. Je ne comprends pas ce qui se passe, pourquoi, je ne comprends rien. Je crie, je crie, je crie. Ils s’enfuient, ils courent. J’ai l’impression qu’il me marchent dessus tellement ça allait vite. Ce n’est pas moi qui appelle les pompiers, ce n’est pas moi qui appelle à l’aide. Je crie ».
« Les pompiers arrivent, il la secours, elle marche, elle parle. Ils me demandent d’arrêter de crier. Il faut que j’arrête de crier. Je comprends que ma place n’est pas à l’hôpital. Je ne vais servir à rien si je vais à l’hôpital. Shéhérazade monte dans ce camion. Elle me rassure. Elle me dit que tout va bien se passer et qu’elle est là. La police arrive, je leur explique ce que je peux expliquer. Ils me disent qu’ils ont trouvé quelqu’un qu’il va falloir que je le reconnaisse. Je sais que je ne peux pas le reconnaître visuellement. On a beaucoup bu. Il est tard, il fait noir, il fait très froid. Mais il arrive, il m’insulte. Il m’insulte très fort. En m’insultant, j’ai reconnu sa voix tout de suite. Je dis que c’est lui. Je pars avec la police pour avoir une première déposition. Je n’ai pas de téléphone sur moi. Je n’ai pas le moyen de prévenir mes parents. Je suis dans un bureau avec un policier qui me rassure comme il peut. Je lui dis « mais elle va mourir ». Il me regarde et me montre son cou. Son cou a une énorme balafre. Il me dis « écoute, je me suis fait égorger et Je suis encore là. Concentre toi, tout va bien se passer. Ta copine va vivre. Il faut que tu me racontes ce qui s’est passé ». Je lui dis « appelez mon père ». Il me demande mon nom, mon prénom. Ils réussissent à obtenir le numéro de portable de mon père. Il vient me chercher. Je me réveille sur le canapé de mon salon le lendemain. Je ressens une angoisse très présente. Très puissante. Je ne suis bien nulle part. Je n’arrive pas à rester allongée. Je suffoque. Je ne sais pas que Shéhérazade est restée à l’hôpital. Je prends le téléphone de ma mère. J’essaye de lui envoyer des messages. J’essaye de l’appeler. Et là, ma mère m’explique qu’elle est à l’hôpital. Il va falloir aller reporter encore mon témoignage. Cette fois, dans le commissariat du 10e. Ils m’attendent qu’il faut absolument que j’y aille. Là, il y a une flic, une dame, qui commence à me poser beaucoup de questions. Très intrusives, très intrusives, très personnelles. En fait, je crois qu’elle essaye de catégoriser le crime. Est-ce que c’est un crime contre les femmes ? Est-ce que c’est pour le vol du scooter ? En fait, ils ne savent pas vraiment. Moi, je leur dis qu’ils étaient autour du scooter. Je ne vois pas d’autre chose. « Est-ce qu’ils vous ont accosté ? » J’imagine qu’ils ont essayé de nous parler. C’est quand même très flou pour moi. Et après, ils s’intéressent beaucoup à notre vie, à toutes les deux. « Est-ce que vous êtes en couple ? Est-ce qu’ils vous arrivaient souvent de boire autant ? Combien de verres vous avez bu ? » Beaucoup de choses qui n’ont rien à voir avec cette histoire. Heureusement, les empreintes étaient sur le tournevis. Les empreintes de cet homme. Ça a vraiment mis une fin sur le fait que ça soit lui qui ait porté le coup. Ils ont enlevé le tournevis de la tête de Shéhérazade. Ils me le montrent pour me demander si c’est bien ce tournevis là. « Oui, oui ». Est-ce que je me souviens de la couleur ? Non, mais je dis que c’est oui. Il y a du sang, pour moi, c’est ce tournevis. Mais moi, je leur dis « est-ce qu’elle est vivante ? Est-ce que je peux aller la voir ? » « Oui, mais avant, il faut terminer cette déposition ».
« Je vais la voir à la Salpêtrière. Elle a l’air endormie. Je la regarde, je lui parle, je parle beaucoup. Je dis que si elle a besoin, je suis là. Ça serait bien qu’elle se réveille quand même pour voir. Elle pleure. Elle a des larmes qui coulent de ses yeux. À ce moment-là, je ne sais pas qu’elle est morte. Qu’il n’y a plus d’espoir cérébralement. Elle est morte. Ça dure pendant deux jours où je n’ai pas conscience qu’elle ne me reparlera plus, que je ne la reverrai plus, que notre histoire est terminée. C’est le jour de Noël où j’apprends qu’il n’y a pas d’espoir. Que ses parents me vont la débrancher et que c’est fini. Je sais par contre qu’elle n’a pas souffert. Ça a été en fait très vite. Après, quand elle est allée dans le camion des pompiers, elle n’a pas reparlé. »
« Quand j’apprends que c’est fini, je crie beaucoup, beaucoup, beaucoup. Je crie, je crie, je pleure, je crie, je pleure. En fait, je me dis que ce n’est pas possible. On est sorti. On a fêté un nouveau projet. On a 22 ans. Comment c’est possible que tout s’arrête pour un scooter ? Je suis triste. Je suis vide. En fait, j’ai mal partout. Je prends quand même très vite conscience que je ne la reverrai pas. Ses parents ont tout de suite voulu récupérer ses affaires chez moi. Donc toute sa vie tenait dans cette chambre. C’est très, très violent. Mais j’accepte. Pour moi, les souvenirs ne sont pas dans ses affaires. Ses souvenirs sont les photos, les messages, les moments, les instants que j’ai eus avec elle. Ça efface très vite sa présence dans cette maison. Pendant tous ces jours, on ne m’a jamais demandé comment j’allais. On ne m’a jamais proposé de voir un psy ou un médecin ou rien. Je dois encaisser sa mort. Je dois encaisser la tristesse des gens autour de moi, ma tristesse, la culpabilité, la colère de comprendre. « Mais pourquoi vous étiez là-bas ? » Il n’y a pas de pourquoi, il n’y a pas de comment. On est allé faire la fête pour fêter mon diplôme. Et on a tué Shéhérazade. En fait, on ne peut pas comprendre et on ne peut pas justifier. C’est injustifiable et c’est incompréhensible. C’est comme ça. Il y a beaucoup de monde à son enterrement. Il y a plein de monde différent. Son travail, ses amis, sa famille, ma famille, nos amis. Les jours d’après, c’est compliqué. Je dois vivre sans elle. Alors que je n’ai jamais passé plus d’une journée sans lui parler. Alors que je n’ai jamais passé plus d’une journée sans lui parler. En plus, c’est Noël. C’est le jour de l’an. C’est des moments où c’est fête et joie. Et là, c’est que tristesse et pleurs. Je décide aussi de me séparer d’Alexandre. Je l’aime. Je sais que ça sera l’homme de ma vie. Je sais que ça sera le père de mes enfants. Mais ma peine, elle est trop grande. Sa peine est aussi grande parce que c’était son ami. Elle est trop grande pour que je puisse assumer. J’ai besoin d’être seule, en fait. C’est animal, on a besoin d’être seule, d’être recroquevillée dans son espace. En fait, je ne peux pas parler. Je ne peux pas raconter, je ne peux pas parler. Ce n’est pas la fin d’une relation. C’est juste une parenthèse ».
On est le 31 décembre. Donc, c’est censé être le nouvel an. Il y a des amis à mes parents qui sont dans le salon. Moi, je décide de rester dans ma chambre, allongée dans mon lit, à pleurer. Je suis bien comme ça. Et en fait, vers 4h, quand je commence à trouver un peu le sommeil, je m’endors. Je rêve de Shéhérazade qu’elle est sur le côté de mon lit, qu’elle me prend la main et qu’elle me dit « t’inquiète pas, ça va aller, tu vas voir. Tout va bien se passer pour toi ». Elle me dit qu’elle m’aime et qu’il faut que je continue d’avancer. Alors, je me réveille un peu sonné. Ça va me permettre de réussir à dormir la nuit. Parce que, en fait, je me dis que si je dors, ça me permet de la voir, donc je dors beaucoup. Sa boîte m’appelle pour aller chercher ses affaires à son bureau. Je décide d’y aller avec une amie. On est le 7 janvier 2015. Pendant qu’on est dans la voiture sur le trajet, on entend les attentats de Charlie Hebdo. Je suis bouleversée, mais je me dis, on ne partage pas du tout la même histoire. Malheureusement, les gens qui ont été assassinés chez Charlie Hebdo et à l’Hypercacher avaient une famille. Ils vont être tristes, ils vont avoir mal. Ils vont vivre un deuil. Et moi, c’est ce que je suis en train de vivre. Et je me dis qu’on va vivre ce deuil ensemble. Cette histoire horrible atroce de meurtre gratuit me rapproche d’eux. Je ne suis pas seule. Je suis très très soutenue par ma famille. Extrêmement soutenue par mes amis. Accompagnée, dorlotée même, je dirais. Ça me permet aussi de vite prendre conscience de la chance que j’ai aussi d’être là. Il ne va pas falloir que je sombre. Il va falloir que j’avance pour elle, pour moi, pour ma famille, pour nos amis. Je comprends très vite qu’il ne faut pas que je reste à Paris. Un mois après le drame, une amie décide de m’emmener en voyage à la Réunion. Et je vais tenter de me reconstruire. On arrive sur cette île où il fait chaud. On est fin janvier, début février. Je suis déconnectée. Je suis déconnectée de mon quotidien. Je suis déconnectée de ma famille. Je suis déconnectée de tout. Je suis dans cette grande maison avec ces gens formidables, remplis de vie et en même temps de compassion. Je visite beaucoup. Il y a des très, très beaux cirques à faire, des très belles randonnées à faire. Sur place, je suis avec des locaux, je rencontre leurs amis, leur famille. Ils sont tous au courant de mon histoire. On décide même de faire une petite cérémonie en hommage à Shéhérazade où on fait brûler des lanternes et on les laisse s’envoler. Ça me fait du bien. Ça m’aide à commencer un processus du deuil qui va être l’acceptation de la mort ».
« Mon état esprit, quand je rentre, il est compliqué parce que je dois tout reconstruire. Mon projet, je ne me vois plus le faire de seule sans Shéhérazade. Je n’ai pas de travail. Je n’ai pas de projet d’étude. Mais je décide de me poser et de me fixer des objectifs pour avancer. Je trouve une formation de cuisine. C’est une très grande thérapie, la cuisine. Ça m’a même sauvé la vie. Je ne pense plus à rien. J’ai un cadre, j’ai des horaires. Je fais cette formation en plus en alternance. Je me mets à fond dans mon travail. Je fais de nouvelles rencontres dans cette classe. On va très vite très bien s’entendre, faire beaucoup de choses ensemble. Je vais recommencer à sortir, à revoir Alexandre aussi. Ça va me permettre vraiment de construire un avenir ».
Quelques années plus tard, je suis toujours avec Alexandre. On décide d’ouvrir notre restaurant. On s’envole pour Marseille. On est super heureux. Notre restaurant s’appelle Les Trois Mas. Trois Mas pour les Trois Mas d’un bateau parce qu’ils sont scellés. Ça résumait bien notre relation qu’on avait tous les trois. Ce restaurant, c’est un peu aussi un hommage à Shéhérazade. Pendant toutes ces années à Marseille, je me sens bien, mais c’est dur. Il y a des moments où je perds un peu pied. Avec Alexandre, on en parle. On se reconstruit ensemble. On se fait du bien. Il me connaît par cœur. Il me laisse avoir mes temps de pause, mes temps de tristesse, mes temps de réflexion. Ça me permet d’aller bien. »
« Le procès a lieu fin 2017. Trois ans après le meurtre de Shéhérazade. Je décide de ne pas m’y rendre. J’obtiens une dispense par un médecin. Je n’ai rien à dire. Je n’ai rien à faire de plus que ce que j’ai fait avec mes dépositions et la reconnaissance du meurtrier et des complices. Sa famille s’est portée partie civile. Je leur laisse la place. Ce n’est pas la mienne, en tout cas. Je n’attends rien de la justice. Je n’attends rien de personne. Il écope de 18 ans de prison. C’est un multirécidiviste. Je me dis juste que c’est terminé. Ce que je me dis vraiment, c’est qu’il ne fera plus de mal à d’autres personnes. Ça, c’est rassurant. On rentre à Paris courant 2019. On vend le restaurant. On a décidé d’ouvrir un autre restaurant. Le Covid en a décidé autrement. Aujourd’hui, je travaille dans l’entreprise familiale, dans un secteur d’activité tout à fait différent, qui est le bâtiment. Ça se passe très bien. J’apprends plein de nouvelles choses. Je suis mariée avec Alexandre. On est devenu parents d’une petite fille. La vie après la mort de Shéhérazade a été possible grâce à ma famille, à mon entourage et à Alexandre. Grâce à elle aussi, toute la confiance qu’elle m’a donnée de son vivant. Avec l’arrivée de ma fille, je me nourris d’amour et de vie. C’est la plus belle chose qui m’est arrivée. Ma fille porte un de ses prénoms. C’est celui de Shéhérazade. Shéhérazade est morte, mais vivante au quotidien avec moi, dans tout ce que je peux faire, tout ce que je peux entreprendre. Elle est là, elle vit à côté de moi. Quand j’ai une décision à prendre, par exemple, dans ma vie, je l’appelle, je lui parle, je lui demande « qu’est-ce que tu en penses ? Si tu penses que c’est positif, il va se passer ça,si tu penses que c’est négatif, il ne va rien se passer ». Souvent ça se passe, c’est la bonne décision que je vais prendre et ça m’aide dans tout. Je sais qu’elle est avec moi et qu’elle m’accompagne. C’est toujours ma meilleure amie, ça n’a pas changé ».
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Direction éditoriale: Christophe Carron
Direction de la production: Sarah Koskievic
Direction artistique et habillage musical: Benjamin Saeptem Hours
Production éditoriale: Sarah Koskievic et Benjamin Saeptem Hours
Chargée de pré-production: Astrid Verdun
Prise de son: Jeanne-Marie Desnos
Montage: Victor Benhamou
Musique: Thomas Loupias
L’introduction a été écrite par Sarah Koskievic et Benjamin Saeptem Hours. Elle est lue par Aurélie Rodrigues.
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