Retrouver la paix : Transcription du podcast Transfert du 28/12/2023

Retrouver la paix : Transcription du podcast Transfert du 28/12/2023

Quand ils tuent leur mère et son amant, tous deux coupables du meurtre de leur père Agamemnon, Électre et Oreste choisissent de commettre un nouveau crime pour se faire justice. Oreste en souffrira par mille tourments infligés par les Érinyes, des déesses persécutrices chargées de punir les auteurs de crimes familiaux, avant d’être pardonné par Athènes. Électre, sa complice, ne sera pas trop inquiétée. Mais ce matricide l’aura-t-il aidée à retrouver la paix ?

Qu’est-ce que faire justice? La punition du coupable? Une peine de prison ? Comment réparer le dommage, la faute ? Ce sont toutes ces questions que Myriam s’est posées quand, plusieurs années après son viol, on lui a proposé une nouvelle forme de justice. Attention, cet épisode aborde des sujets sensibles.

Vous écoutez transfert, épisode 297, un témoignage recueilli par Camille Jourdan.

« En août 2005, j’ai pas 20 ans puisque je vais fêter mes 20 ans en septembre, je suis vendeuse et chaussures dans un magasin en centre ville de la petite ville dans laquelle j’habite. Je suis en couple, on a une bande de potes où il y a je sais pas peut-être qu’on est 10-15, on s’entend tous très bien et un midi, un ami très proche de mon couple me dit « tiens viens manger à la maison, comme ça ça t’évite de redescendre chez toi ». Je passe la porte de chez lui, il m’explique ce qu’il a fait à manger et là je le vois et je vois que dans ses yeux il y a quelque chose qui dérape, il vrille totalement et là je me retrouve contre un mur, je me retrouve étranglé, je me retrouve séquestré, il décide qu’en fait je dois faire ce que lui a décidé. Il me force à lui faire une fellation, il me filme, il me prend en photo et vu que ça suffit pas il me viole entre midi et demi et une heure. Je sais pas si je vais réussir à ressortir vivante de ça. Il me libère puisque je dois retourner travailler et en me libérant en fait il me dit que je dois revenir le lendemain parce que lui l’a décidé que ça se passerait comme ça. Je sors de chez lui, je vais rouvrir le magasin, je vends une paire de chaussures, je vends une paire de chaussettes, je vends une carte de fidélité et après j’appelle mon responsable pour lui dire que c’est pas possible, qu’il doit venir travailler à ma place parce que moi je pourrais pas faire la journée. Et après tout s’enchaîne. Mon cerveau il se met en mode robot. Je fais ce que j’ai à faire, je réfléchis pas, je passe trois coups de téléphone, un à mon responsable, un à une copine, un à mon copain et après j’enchaîne. On me dit faut porter plainte donc je vais aller porter plainte. On me dit faut aller à l’hôpital. Je vais à l’hôpital mais je suis complètement dépassée par ce qui se passe. Je ressors de l’hôpital, je rentre chez moi et je vomis triple boyau puisque ça va pas. Mon corps accepte pas ce qui s’est passé, mon cerveau accepte pas ce qui s’est passé et je ressors de l’hôpital avec tout un sac de médicaments ne sachant pas si je suis positive aux MST. On m’a donné la trithérapie. Il faut que je prenne des médicaments pour dormir et par jour je prends 14 médicaments pendant un mois. C’est dur mais il faut le faire pour être sûr de pas être malade. Le lendemain le téléphone sonne, c’est la police qui m’appelle en me disant qu’il faut faire une confrontation. Qui dit confrontation dit que l’auteur a été arrêté et qu’il n’a pas reconnu les faits. J’y vais, je rentre dans la salle d’audience. Il y a un policier qui rentre et après l’auteur rentre. On fait une confrontation et durant cette confrontation je m’aperçois qu’il a changé quatre fois de version en 24 heures. Il est re prolongé de 48 heures en garde à vue et il finit en détention provisoire jusqu’au mois de novembre où il n’avoue toujours pas ce qu’il a fait. Après le viol, je ne suis plus moi-même. Je m’habille avec des vêtements qui sont deux tailles plus grandes que moi. Je ne sors plus, je ne vois plus personne, je reste planquée chez moi. Je parle à très peu de gens mais par contre toutes les personnes à qui je parle savent ce qui m’est arrivé. Donc je suis entre deux, à la fois je veux me terrer chez moi et plus voir personne et à la fois je voudrais le crier sur tous les toits pour que ça explose et que la personne qui m’a violée reconnaisse les faits. Mon copain il est aussi abasourdi que moi et il y a des jours il va moins bien que moi et il y a des jours c’est l’inverse. Moi je suis suivie par un psy, j’y vais entre deux et trois fois par semaine durant quelques temps. Au bout de quelques mois, mes amis en ont marre de me voir en jogging et en t-shirt et ils m’invitent et pendant une soirée une copine qui fait la même taille que moi me dit monte, tu vas te changer, j’en ai marre. Tu enfile ça, ça et ça et je me retrouve avec un jean, des chaussures à talons et un haut évidemment à ma taille et à partir de là et bien j’ai décidé de m’habiller correctement, enfin correctement avec des habits à ma taille, maquiller donc je ressors, je ressors, je revois du monde. J’ai 20 ans donc je ressors en boîte, je vais dans les cafés, je mène une vie tout à fait correcte, je garde des blocages, je suis claustrophobe, je supporte pas d’être dans une pièce sans fenêtre et avec les portes fermées, je bloque sur l’heure puisque lorsque j’ai vécu le viol j’avais le radio réveil qui était devant moi et je voyais les minutes défiler tout le long du viol. Je ne peux plus être accroupie au pied de qui que ce soit. J’ai changé de travail puisque quand on est pas vendeur de chaussures on est souvent accroupie et moi je ne peux plus tenir cette position là donc je finis dans un magasin de décoration et ça se passe super bien. Après mes responsables sont au courant de ce qui s’est passé donc je vais pas me retrouver toute seule avec un client dans un rayon étriqué par exemple mais je mène une vie mais alors tout à fait normal c’est pas écrit sur mon front, je pars en vacances, je me mets en maillot de bain, je profite de la vie tout va bien. J’en parle facilement à des gens qui veulent bien m’écouter, qui veulent bien entendre et la plupart du temps quand je parle de ce qui m’est arrivé je parle d’un accident de parcours sans forcément évoquer le mot viol tout de suite parce que sinon les gens en règle générale ils ont peur et ils ont pitié et j’ai pas envie que les gens ils aient pitié de moi puisque ça arrive et c’est très bien de dire que c’est un accident de parcours. Ça dit ce qu’il faut dire sans trop rentrer dans les détails. »

« Quatre ans après, en 2009, le procès commence. J’arrive au tribunal avec mon avocat, avec ma maman, avec des amis, je parle avec mon avocat et il me dit ça va pas être compliqué. Il y a deux options, soit il parle tout de suite et il dit ce qui s’est passé, soit il n’avoue pas et là par contre ça va être beaucoup plus compliqué pour lui. Je vais à la barre. C’est un procès en huit clos, c’est un procès en assises donc il n’y a pas grand monde, il n’y a que le président, les avocats des deux partis et des jurés. Il n’y a pas de public, il n’y a personne. Je vais à la barre, j’explique tout ce qui s’est passé, tout dans les moindres détails. Je retourne à ma place, l’auteur se lève et là « monsieur avez-vous quelque chose à ajouter ? » « Oui, tout ce qu’elle vient de dire c’est vrai. » Il avoue et il avoue au bout de quatre ans. Donc pourquoi il a attendu quatre ans pour avouer ? Je ne sais pas. Peut-être qu’il veut que la peine soit moins dure mais il avoue. Donc moi je suis soulagée de ça. Il prend six ans de prison avec mandat de dépôt immédiat, donc sortie du tribunal il part directement en prison. Il demande une prison qui est proche de son domicile, chose qui lui est accordée. Et moi je sors et je suis vidée. J’ai attendu quatre ans, je suis vidée, livide et vide surtout. J’ai mené un combat pendant quatre ans pour qu’il avoue quelque chose. Il a avoué, ça y est c’est fini, tout le monde rentre chez soi. Moi je suis officiellement victime, lui il est officiellement auteur. Ça passe dans le journal le lendemain. Ça y est la vie elle reprend normalement. Je me pose la question à savoir ce qu’il va faire quand il va sortir. Est-ce qu’il va me retrouver ? Est-ce qu’il va vouloir se venger ? Est-ce qu’il va vouloir me retrouver, vouloir terminer le travail ? Je sais pas… Toutes les questions possibles et imaginables qu’on peut se poser, je me les pose. Donc je replonge. J’ai mis six mois à remonter après le viol et là je replonge mais je mets moins de temps à remonter. Je mets un mois, un mois et demi à remonter pour pouvoir refaire surface. Il y a des périodes qui sont compliquées pour moi. Début août, c’est très compliqué pour moi. Les dates d’anniversaire, elles sont dures. Donc la date d’anniversaire du viol est compliquée à passer. Je déraille trois quatre jours avant, je me terre chez moi, je fais rien, je me laisse vivre. Sauf s’il faut vraiment que j’aille travailler mais la plupart du temps j’évite de travailler ces deux jours-là. Il y a la date du procès aussi pendant deux trois ans mais la plupart du temps la date du viol elle est très très dure. En 2012, je me sépare de mon copain. Entre 2012 et 2015, je rencontre quelqu’un d’autre et j’ai une fille en 2015. Et à partir du moment où j’ai ma fille, tout se passe bien. Je suis maman, j’ai un travail, tout va bien. »

« En avril 2022, 17 ans après le viol, je reçois un coup de téléphone de deux personnes, une juriste et une personne du service pénitentiaire, me parlant de justice restaurative qu’elles appellent aussi JR. Ma première réaction quand j’ai le coup de téléphone, je me suis étonnée qu’elle puisse avoir retrouvé mon nom et mon numéro de téléphone. Et ensuite quand elle m’a expliqué ce que c’était que la justice restaurative, je dis oui tout de suite sans forcément les avoir rencontrés. Puisqu’en fait elle m’explique que la justice restaurative, c’est faire rencontrer des auteurs. Là en l’occurrence c’était des auteurs de crimes à caractère sexuel avec des victimes de crimes à caractère sexuel. Durant toutes les dernières années, j’en parle et peut-être qu’à ce moment-là j’ai le déclic de me dire que j’en ai pas parlé aux bonnes personnes. Puisque j’en parle à tout le monde, tous mes proches savent que j’ai été victime d’un viol, mes amis, mes collègues de travail, c’est vraiment pas un tabou pour moi mais au final je m’aperçois que j’ai peut-être pas parlé aux bonnes personnes et que les bonnes personnes c’est les auteurs. Donc je vais au rendez-vous qu’elles m’ont proposé une dizaine de jours après. On passe deux heures ensemble, on parle de tout ce qui s’est passé. Quand je ressors, je suis prête à aller au centre pénitencier de la région pour aller rencontrer des auteurs. Elles, elles me disent qu’il faut qu’elles trouvent d’autres victimes parce que c’est très compliqué de trouver des victimes. Après elles me disent qu’il y a toute une préparation. Il faut qu’on se rencontre plusieurs fois avec la juriste et la SPIP, c’est la personne du centre pénitencier. C’est des rencontres où on pose toutes les questions possibles et inimaginables. Donc elles m’expliquent le principe de la justice restaurative. C’est une discussion entre des auteurs et des victimes et dedans donc il y aura les deux personnes, la juriste et la SPIP et deux autres personnes qui seront des membres de la communauté. Des membres de la communauté, ce sont des gens, peu importe qui, qui sont formés par l’institut national de la justice restaurative et qui sont là pour écouter. Ces personnes elles représentent la société. Je vais faire la justice restaurative pour que les auteurs comprennent ma vie, comprennent ma vie après. Après le viol, qu’est ce qui s’est passé ? Après le viol, pourquoi leur expliquer qu’en fait, ben voilà, moi je peux plus me mettre accroupie, que c’est très compliqué pour moi, que je peux plus fermer des portes, que chez moi en fait mes portes, elles sont toujours ouvertes. Alors évidemment, pas ma porte d’entrée, mais voilà, ma porte de salle de bain est toujours entrebâillée, ma porte de chambre est jamais fermée. En fait, moi j’y vais pour leur expliquer ma vie actuelle et que même 17 ans après, ça a quand même des conséquences qui sont assez grandes. Et j’y vais aussi pour comprendre pourquoi ils ont fait ça, pour avoir des réponses. Alors je suis bien consciente que je vais pas rencontrer la personne qui m’a violée, mais je vais rencontrer des gens qui ont fait des actes et des crimes à caractère sexuel. Et je voudrais comprendre pourquoi ces gens ont sauté le pas de faire ça, et s’ils ont vraiment conscience de la vie que moi en tant que victime, que nous en tant que victimes, on a après. Après c’est compliqué, je veux pas mettre tout le monde dans le même panier parce que tout le monde réagit différemment. Voilà, moi j’ai une vie différente depuis le viol, même si je me suis adaptée, même si tout va bien, je vais bien, ça se voit pas, c’est pas écrit sur mon front, tout va bien, mais il y a quand même des choses qui bug, et je voulais leur expliquer ce qui était pour moi problématique, et je voudrais comprendre comment ils ont fait pour passer à cet acte-là. Il faut savoir que la justice restaurative, quand on rentre dans un système de justice restaurative comme ça, c’est confidentiel. Mais confidentiel ça veut pas dire secret. Donc j’en parle à ma maman qui me dit mais « t’es folle, tu vas replonger. » Je lui dis « mais non, en fait je vais pas replonger, au contraire je vais aller super mieux après ». J’en parle à mes voisins qui ont le même sentiment de recul et ils se disent « oh là là, mon dieu, on va la récupérer dans un état ». Et quand je leur explique, je leur dis « mais en fait non, je vais juste expliquer ce qu’est ma vie maintenant après avoir été violée. Donc c’est pas replonger, c’est parler aux gens ». Et j’ai deux autres amis qui me disent « bah écoute nous on est là pour toi, si ça va pas tu nous appelles ». Au final ils ont tous le même discours protecteur. »

« Il se passe quelques mois. Je suis contactée par les personnes qui sont responsables de la JR. Quand je les rencontre la dernière fois, elles me font signer un papier en me disant que les rencontres elles vont commencer le 5 janvier. Donc elles m’expliquent qu’il y aura une rencontre que avec des victimes, cinq rencontres plénières, donc victime et auteur, et une septième rencontre bilan. Deux mois après la dernière rencontre plénière. Donc ça commence en janvier, le 5 janvier 2023. Première rencontre donc c’est que entre victimes. Et durant cette rencontre, on place les chaises, on place les personnes et on place les étiquettes puisqu’on a tous une étiquette avec les prénoms pour que chacun se rende bien compte de là où il va s’asseoir. Sachant que évidemment on ne place que les victimes, donc nous. Une telle va se placer à tel endroit, une telle telle endroit, une telle telle endroit. On va mettre les membres de la JR à tel endroit et les membres de la communauté on va les placer là et là. Les auteurs eux ils vont se rencontrer, ils vont faire exactement la même chose de leur côté. Et après les places elles bougeront plus. Donc on est quatre victimes. Je rencontre les trois autres victimes, chacune se présente et chacune raconte ce qui lui est arrivé. Moi c’était il y a 17 ans, il y en a une c’était il y a 20 ans, il y en a une autre c’était de l’inceste et il y en a une c’était son conjoint. C’est très très compliqué de les écouter parler, très très dur. Mais en même temps je sais pourquoi je suis là. Je sais que je vais entendre des choses qui sont dures à entendre. Moi j’ai pas de problème à en parler. Moi j’ai pas de problème à dire « voilà je suis allé chez lui, il m’a violé, il m’a forcé à faire ça ». Mais après je fais attention parce que comme j’ai dit les gens en face de moi, en fonction de comment ils vont réagir, je fais attention à ce que je dis. Mais là il y a plus de filtre en fait. La semaine d’après c’est la première rencontre plénière. Je me sens pas super bien, je suis pas super à l’aise. Les rencontres en fait elles se font pas exceptionnellement, nous elles se font pas dans le centre pénitencier, elles se font dans l’espace famille. C’est une petite salle qui est à part, qui est en dehors du centre pénitencier. Donc nous, les victimes, on rentre en premier, on s’installe. Il n’y a plus un bruit dans la salle. J’ai froid. Ils rentrent, j’ai froid. Je regarde pas, personne se regarde. On a tous la tête baissée. On s’installe chacun à notre place, d’où l’importance d’avoir été placé avant. Ensuite chacun doit se présenter. Une victime commence, elle donne son nom, son âge et ce qui s’est passé. Et moi je suis, donc j’explique ce qui s’est passé il y a 17 ans. Et je les regarde au final. Je les regarde. Je regarde les cinq auteurs qui sont en face de moi et je leur explique ce que j’ai vécu il y a 17 ans. Chacune notre tour ont fait ça. Et eux, c’est pareil, ils expliquent chacun leur tour. Pour parler on a un bâton de parole. Chaque personne qui a le bâton de parole, elle doit parler et elle doit être écoutée. Chaque personne parle avec le « je », on inclut personne d’autre. La première séance se passe. Il n’y a pas énormément de dialogue cette séance-là. Un petit peu mais pas trop. Ça se passe entre 14 heures et 17 heures. Au milieu, on fait ce qu’on appelle une pause goûter parce que trois heures c’est long et c’est intense. Et quand la séance se termine, on remonte dans la voiture. Et là, on relâche tout mais c’est fatigant. C’est usant de faire une séance de justice restaurative. J’en suis malade dans la voiture et je mange des bonbons à l’amande pour essayer de faire passer cette envie de vomir. Ça fait longtemps que j’ai pas ressenti ce mal-être, ce malaise. Mais en même temps, avec ce que je viens d’entendre, c’est normal. Dans les cinq, il y a un auteur qui a abusé de son enfant. Il y a un auteur qui a abusé d’une personne comme ça dans la rue, comme ça. Et il y a deux auteurs qui ont agressé et violé leur femme. Et il y en a un qui a abusé de son neveu. C’est très très compliqué pour moi de gérer ça. Donc je rentre chez moi, je suis fatiguée. Je vois ma maman et ma maman me dit « mais pourquoi ? Pourquoi tu y vas ? » J’ai dit « non mais il faut que je continue à y aller ». Alors je veux y retourner parce que j’ai pas rempli entre guillemets ma mission. Je veux que ma parole, elle percute dans le cerveau des auteurs. Que ma parole, elle soit entendue. Et que au final, ils comprennent que ma vie c’est plus la même qu’avant. Que même s’il s’est passé 17 ans, j’aurais toujours des séquelles. Plus ou moins fortes, mais j’en aurais toujours. Et ça bon, si on ne l’explique pas, ils peuvent pas le savoir. »

« Pendant la première rencontre, il y a un auteur qui nous dit, « moi je pense que quand une victime, elle passe les portes du commissariat, elle est prise en charge tout de suite, elle est reconnue victime et elle est soutenue, elle est encadrée. On va tout faire pour que ça aille bien pour elle et sa vie, ça va aller quand même ». Quand il me dit ça, là par contre je comprends qu’en fait, il n’a pas compris. Il n’a pas compris qu’en fait, on n’est pas victime une journée, on est victime toute notre vie. Même si ça va mieux, même si il y a des hauts, il y a des bas, c’est comme tout le monde. Après c’est pas marqué sur notre front, mais quand je vois l’auteur qui me dit ça, je me dis c’est pas possible en fait. Il faut continuer, il faut y aller, il faut y retourner, il faut leur faire comprendre que c’est pas ça la vie. C’est pas, toc toc, on passe les portes du commissariat et c’est bon en fait. J’y retourne chaque jeudi, au total il y a cinq séances plénières. Tous les jeudis de 14h à 17h, je suis au centre pénitencier, je rencontre toujours les mêmes auteurs. Il y a des échanges assez compliqués, à un moment je leur demande s’ils ont des enfants. Il y en a 4 sur 5 qui ont des enfants. Je leur demande si à un moment en fait ils vont expliquer à leurs enfants où ils sont et pourquoi ils sont emprisonnés et s’ils vont avoir l’idée de leur expliquer vraiment pourquoi ils sont emprisonnés. Ils me disent tous qu’ils vont dire la vérité à leurs enfants, mais après à savoir est-ce qu’ils vont vraiment le faire, je sais pas, on saura jamais. Il y a quelqu’un qui a pris dix ans, il y en a un qui a pris quatorze ans, il y en a un qui a pris sept ans, c’est très lourd comme peine. Lors des séances on parle de tout et on parle de l’enfance que chacun a vécu et lors des échanges on s’aperçoit que beaucoup d’auteurs ont été abusés ou ont vu des scènes d’abus lorsqu’ils étaient enfants. Ça excuse rien, en aucun cas j’excuse ce qu’ils ont fait, juste ça donne des explications sur les faits. Mais c’est un problème de normes et c’est un problème de normalité, c’est à dire que la violence pour eux, la violence sur des femmes ou la violence sexuelle en règle générale, pour ces personnes là c’est normal alors que pas du tout. C’est en échangeant avec ces personnes là qu’au final je comprends qu’on a tous une balance de normalité qui est complètement différente. Pour certains, mal parler à une femme c’est normal alors que on est bien d’accord que c’est pas normal. C’est pas normal d’insulter sa femme. Alors on va parler de tout, de l’enfance, du comportement, des couples, tout va y passer. Au bout du troisième rendez-vous on pose le bâton de parole parce que chacun a bien le respect de l’autre et on part dans une discussion tout à fait normale. Comme des gens qui se rencontrent dans un café, on est bien d’accord qu’on n’est pas copains, il y a quand même une distance mais on échange tout à fait normalement sans cette crainte. Il y a toujours dans un coin de notre tête quelque chose qui me dit « ils sont en prison, ils ont quand même fait du mal ». Oui ça je l’ai toujours et je l’aurai toujours mais avec les discussions on écoute et on comprend. On n’accepte pas, on pardonne pas mais on écoute et on comprend ce qui se passe. Et lors du dernier rendez-vous on doit faire un échange. Alors soit on fait un échange de cadeaux palpables, soit on fait autre chose, voilà. Donc il y a un détenu qui nous avait fait un gâteau, il y en a un qui nous a écrit des textes de slam, il y en a un qui nous a écrit une lettre, il y en a un qui nous a fait un bracelet. Il nous a fait un bracelet avec des lacets. C’est touchant et c’est prenant et à la fois c’est tellement triste en fait parce que c’est des lacets. Il n’y a pas de cordes, c’est des lacets donc il a été cherché des lacets chez un autre détenu et il a fait, il a tressé quatre lacets pour faire un bracelet. Au niveau des victimes, il y a une personne qui a donné des livres, il y a une autre personne qui a donné des pierres. Moi j’ai préparé des cœurs en crochet, je fais des cœurs roses pour les victimes, je fais des cœurs verts pour les auteurs et je fais des cœurs bleus pour les autres personnes qui préparent la justice restaurative. Donc j’explique en fait pourquoi j’ai pris ces trois couleurs là. Le rose, je leur dis ben voilà, pour moi le rose ça symbolise l’amour, l’amour de soi, etc. Donc voilà, ça avait vraiment une symbolique. Le vert, ben en fait le vert de l’espoir donc en fait en leur crochetant un cœur vert, je leur donne de l’espoir. Je ne vais pas dire de l’amour mais au moins de l’espoir que eux trouvent la paix et qu’ils puissent avancer. Et après bleu, ben parce qu’il fallait une troisième couleur et qu’il fallait une couleur neutre. Donc tout le monde est touché. Je donne à chaque personne main dans la main le cœur. Donc les victimes, hop, voilà, les personnes qui entourent et je donne à un détenu un cœur, « voilà, tiens je t’ai fait un cœur ». Deuxième, « tiens je t’ai fait un cœur » et le troisième je lui tend le cœur, il tient le cœur et là je me dis mais il faut que je parte, il faut que je lâche. Je vais passer au prochain parce que sinon je vais m’écrouler. Je donne au prochain, je donne au dernier, je me rassois. Donc ce fameux troisième nous écrit une lettre, il nous lit la lettre et là les larmes commencent à couler. Donc j’essaye de les retenir quand même. Après le quatrième, pareil, il nous dit ce qu’il a pensé. Le cinquième nous donne son bracelet. On se dit au revoir. Chacun se serre la main et ce fameux troisième je lui serre la main et je m’écroule. Mais je m’écroule physiquement donc en fait c’est lui qui me relève. J’aurais réussi à tenir les cinq séances sans que mes émotions prennent le dessus et à ce moment là je peux plus rien retenir. Donc en fait je finis mais à pleurer toutes les larmes de mon corps parce que j’ai réussi ce que je voulais faire. En fait au moment de se dire au revoir, je comprends que ma parole elle a vraiment atteint quatre personnes sur les cinq. Donc je suis contente et je suis soulagée. Le cinquième, je sais pas pourquoi mais j’ai pas l’impression que mon message est passé. Peut-être que c’est durant nos échanges, peut-être que c’est ses paroles certainement, peut-être que c’est ce qui me l’a raconté pendant les cinq séances. Je sais pas mais j’ai un doute sur l’idée que ce que je suis venue véhiculer ça l’ait atteint. Donc je repars avec cette pensée là, je rentre chez moi et je suis fatiguée mais vraiment fatiguée. Je rentre à 19 heures, je crois que je vais me coucher. Le lendemain matin, ma maman arrive. Elle vient pour me voir. J’ouvre la porte et elle me dit « mais qu’est ce que t’es blanche ». Je lui dis « bah oui mais je suis fatiguée en fait et ça était tellement intense que je suis fatiguée ». Elle me dit « est ce que vraiment c’était nécessaire que tu fasses tout ça ? » Et là je lui dis « mais en fait oui ». Je lui réexplique et je lui dis « mais voilà en fait je suis fatiguée parce que pour moi j’ai un sentiment de réussite ». Donc je lui explique et je lui dis « mais tu vois maman regarde. Au finale je me dis que j’ai plus besoin d’en parler. Ma parole elle a atteint les bonnes personnes ». Il me faut trois jours pour remonter ça. Et le lundi eh bien tout va bien. »

« Deux mois après le dernier rendez-vous, je fais la rencontre bilan. J’y vais avec beaucoup moins d’appréhension. J’y vais presque avec le sourire parce que je suis presque contente d’y aller. Donc là j’arrive et il y a toujours les cinq auteurs en face de moi mais on n’est plus que deux victimes. Sur les quatre il y en a une qui a lâché pendant le parcours. Il y a une autre personne qui n’a pas pu venir pour des raisons professionnelles. Donc on fait la rencontre bilan. On est deux victimes et en face il y a cinq auteurs et on ne retrouve pas du tout les mêmes personnes. Moi je ne suis pas la même que deux mois avant. La victime qui était avec moi c’est pas la même que deux mois avant et les auteurs qui sont en face de moi c’est pas les mêmes non plus. On commence par la météo émotionnelle de chacun comme à toutes les séances mais là en fait cette météo là elle est un peu particulière parce qu’on sait qu’on se reverra plus. Ça fait du bien presque de se revoir sachant qu’on se reverra plus après et en fait on voit que tout le monde a avancé. Donc les quatre personnes que je pense avoir atteint elles sont enfin elles vont bien et une heure avant la fin il y a le cinquième qui dit une parole du style « je ne verrai plus une femme ou je n’approcherai plus une femme comme je pouvais l’approcher avant » et là c’est mais je ressens un soulagement « un waouh c’est bon t’as compris » après c’est on y croit on n’y croit pas mais j’ai besoin de l’entendre à ce moment là j’ai besoin de l’entendre cette phrase là et quand je rentre chez moi ce soir là je suis contente mais vraiment je me dis que c’est bon c’est fini en fait et c’est derrière moi c’est un chapitre de mon livre de ma vie qui est clôturé j’aurais mis 17 ans à clôturer un chapitre de ma vie. Lors de cette dernière rencontre bilan on fait un flashback sur le premier la première rencontre sur le fait que on n’arrivait pas ni à se regarder ni à se parler ni à oser dire quoi que ce soit et là au final la parole elle s’est libérée, et c’est vraiment ça la justice restaurative au final ça sert à ça, ça sert à libérer les paroles et au moment de se dire au revoir au final on se souhaite chacun le meilleur, et moi il me souhaite d’aller bien. La prison pour moi ça sert à rien si c’est pas encadré, il faut que les gens qui ont fait quelque chose de mal soient condamnés mais est-ce que les enfermés dans une pièce qui fait neuf mètres carrés sans rien ça sert à quelque chose ? Là c’est ça la vraie question et en fait la justice restaurative ça sert à ça, ça sert à ouvrir les esprits, à faire rencontrer des gens des auteurs et des victimes. C’est un échange. La justice restaurative m’a aidé un peu à comprendre la personne qui m’a violée pourquoi elle l’a fait mais j’accepte toujours parce que c’est pas acceptable. J’ai pu comprendre puisque en fait pendant le procès, il y a eu l’histoire de son enfance, enfant maltraité etc etc etc. Donc oui, j’ai compris mais j’accepte toujours pas ce qu’il a fait. Alors la justice restaurative c’est pas fait pour se faire des amis, après chacun est libre de faire ce qu’il veut. Soit les victimes elles veulent garder contact avec les auteurs soit les auteurs veulent garder contact avec les victimes moi j’ai gardé contact avec une victime, on s’est revu une ou deux fois. Mon travail avec les auteurs et les victimes pour moi il est terminé, ce qui n’empêche que la justice restaurative il faut que ce soit connu voilà et ça j’en parle et j’en parle tout le temps, j’explique les bienfaits que ça a eu sur moi sachant que mes proches et mes amis l’ont vu. J’ai changé mon état d’esprit je me suis coupé les cheveux, j’ai repris du poids, je suis redevenue normale donc j’ai pas vécu une expérience comme ça dans ma vie autre que la justice restaurative ça a eu que des points positifs. Alors bon il y a eu des points négatifs, j’ai fini en pleurs, j’ai eu des nuits où j’ai pas trop trop dormi tout ça, mais au final je vais super bien. J’ai avancé en cinq séances avec les auteurs plus que en six ans ou sept ans de thérapie. Mais ça a fait ça a fait l’effet d’une bombe sur moi et ça a explosé des choses dans ma tête qui font que en fait maintenant tout va bien et c’est derrière moi et c’est ça le plus important peut-être parce que du coup j’ai parlé aux bonnes personnes parce que mes mots ils sont arrivés à toucher des personnes qui avaient fait les actes horribles, peut-être que c’est ça, peut-être que ça explique le fait que que ça va mieux. »

Transfert est produit et réalisé par Slate.fr.
Direction éditoriale: Christophe Carron
Direction de la production: Sarah Koskievic
Direction artistique: Benjamin Saeptem Hours
Production éditoriale: Sarah Koskievic et Benjamin Saeptem Hours
Chargée de préproduction: Astrid Verdun
Prise de son et montage: Victor Benhamou
Habillage musical: Mona Delahais
Musique: «The sad truth» & «These old shoes», Al Lethbridge

L’introduction a été écrite par Christophe Carron. Elle est lue par Aurélie Rodrigues.

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